L’éminent poète italien francophone à la plume féconde, Giovanni Dotoli, a contribué, vendredi 26 novembre, en sa qualité de lexicologue et de lexicographe à la «XVIIe Journée des Dictionnaires» qui s’est tenue à la Faculté des Sciences humaines et des Sciences sociales, à l’Université de Tunis. A cette occasion, nous avons plaisir à vous présenter ici le très récent ouvrage, de très grande qualité scientifique et éditoriale, qu’il a co-dirigé avec d’autres chercheurs et qu’il a consacré à l’étude du «Bateau ivre» d’Arthur Rimbaud.
Ce poème majeur qu’a composé, avec une alchimie verbale inouïe, le poète prodige, «voleur de feu», Arthur Rimbaud (1854-1891), baptisé par Paul Verlaine «L’homme aux semelles de vent». Car il ne cessait de multiplier les fugues, les errances et les voyages en Europe puis en Afrique (D. Rincé) avant qu’il ne s’en aille courir dans le désert, à Aden et à Harar, et brûler sa vie en Abyssinie, quelque part du côté de l’Ethiopie, à la Corne de l’Afrique, puis avant d’être amputé et avant de mourir à l’âge seulement de 37 ans et de partir, en vrai «maître du silence», s’abîmer dans l’effondrement du temps, l’insondable oubli, «l’essentiel retrait et la parfaite absence» (P. Farellier).
Pur produit de l’imagination et fruit du langage, «Le bateau ivre», ce poème-fleuve, de 100 vers, magistral et particulièrement saisissant, qu’Arthur Rimbaud écrivit à l’âge de 17 ans et récita en septembre 1871, à Paris, lors d’un dîner des «Vilains Bonhommes» du Cénacle parnassien, a aujourd’hui 150 ans et mérite d’ être célébré, comme une éclatante victoire poétique, dans ce beau volume soigneusement co-édité par les éditions françaises «L’Harmattan» et les éditions italiennes «Aga» sous le titre au bel effet d’accroche «Rimbaud. Le Bateau ivre a 150 ans».
150 ans au cours desquels il a été traduit en de nombreuses langues, s’est introduit dans plusieurs anthologies, a été appris par des milliers d’élèves et d’étudiants, a fait l’objet de multiples investigations, a intrigué tant de commentateurs et de critiques littéraires, a gagné en signifiance et en valeur littéraire et a décidé Giovanni Dotoli et ses collaborateurs à en faire l’objet de ce livre de 324 pages qui confirme surtout l’idée que ce poème est l’exemple type du langage devenant magique pouvoir sur le monde et donnant au poète alchimiste les moyens de façonner et construire les pays de son rêve et de concrétiser par les mots et les images ses paysages intérieurs, ses visions et ses vastes rêveries.
En effet, pour le célèbre alchimiste du verbe qu’est Rimbaud, seul le langage, le langage dynamisé, affranchi, et poussé à ses extrêmes limites, est pourvu de ce miraculeux pouvoir «d’écrire des silences, (…) de noter l’inexprimable, de fixer des vertiges» (Une saison en enfer) et de rendre possible ces pays féeriques, ces lointains horizons fabuleux, ce monde refait, réinventé ou recommencé, aux apparences détruites, à l’essence révélée, ce monde rétabli dans sa pureté cristalline et libéré des chaînes de la réalité blafarde et déplorablement étriquée. Illuminé, Arthur Rimbaud va faire de ce langage démiurge son objectif central, la matière première de son alchimie et de sa manipulation créatrice et le pouvoir qu’il décide absolu et singulier, pour lequel il mène sa «lutte donquichottesque» (A. Guyaux) et dont il se veut l’unique détenteur, parce que poète, parce que voyant et parce que donc en mesure d’exprimer en mots puissants «ce qu’il n’a jamais appris et que personne à son endroit ne saurait exprimer (…), ce qui fut, ce qui est, mais que personne encore n’avait ainsi vu, dont personne n’avait ainsi posé l’existence» (V. Segalen).
Ce pouvoir puisé dans les mots de la langue et fait par les mots de la langue, par leur substance charnelle, par leur matérialité scripturaire et sonore, par leur «feu» à la fois destructeur et libérateur» (D. Rincé) va permettre à Rimbaud, au risque de le précipiter dans la mythomanie et le discours schizophrénique (T. Todorov), de percer la face voilée de l’univers, d’ «extraire la quintessence de chaque chose» (Baudelaire) et de transformer «la boue en or» (Ibidem.)
Dans ce déconcertant «Bateau ivre» à la polysémie évidente et que Giovanni Dotoli par exemple préfère attacher à la révolution de la «Commune» et à la libération des hommes (pp. 23-39), l’enfant de Charleville, qui n’avait encore jamais vu la mer à cette époque, a démontré avec beaucoup d’éclat et une incomparable réussite l’extraordinaire pouvoir du verbe poétique à transformer une vision abstraite et vague en un monde tangible et vivant, et à donner une forme, un mouvement, une atmosphère, des bruits et des odeurs à ce qui n’est à l’origine que pure abstraction, que rêve flou et incertain disséminé au fond du corps, fragmenté dans l’imagination comme autant de désirs et de fantasmes épars. Comment a-t-il donc fait pour écrire cet impressionnant cantique de la mer qui a fait couler beaucoup d’encre et que d’aucuns considèrent comme la clef de voûte de toute la poésie rimbaldienne ? Comment a-t-il fait pour décrire avec des mots exacts, puissamment évocateurs, l’énorme mouvement des vagues, le vent, l’écume se métamorphosant en fleurs, les hippocampes noirs escortant le bateau égaré qui dérivait au gré des ondes et flottait parmi les îles inconnues après que son équipage a été massacré par les Peaux-rouges et qu’il est alors resté seul dans la tempête et sous les «cieux ultramarins aux ardents entonnoirs» (vers 80) ? Comment a-t-il fait pour voir et nous faire voir ce qu’il n’avait encore jamais vu.
«(…) Poème / De la Mer, infusé d’astres, et lactescent» (vers 21-22), le «bateau ivre» ne navigue en effet que dans l’imagination fantasmagorique et débridée du poète et dans le fluide enchanté des mots de la langue où l’être rimbaldien, abandonné à l’objet de sa pensée et de son désir, se baigne («Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème» (vers 21)), trouve le bonheur, l’amour, la danse-métaphore rimbaldienne de la liberté épanouie («Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots» (vers 14)), et, grâce à ses sens éveillés et sa pénétrante intuition poétique, prend possession du monde : c’est que Rimbaud, doué d’une capacité d’invention et d’un génie verbal hors pair, transfigure admirablement les êtres et les choses. Ainsi son vaisseau ne parcourt-il pas seulement la mer pénétrée d’astres, mais troue aussi la voûte céleste et s’en va naviguer parmi les «archipels sidéraux» (vers 85) et ouvrir au vogueur qu’il est, des «cieux délirants» (vers 86) et des «nuits sans fonds» (vers 87) où dort et s’exile, avec un «Million d’oiseaux d’or» (vers 88), la «future vigueur» (vers 88). Reconstruisant ainsi le monde par un magnifique jeu d’associations et de combinaisons de graphèmes et de lexèmes, rendant possible ce qui n’est en réalité que rêverie, désir ou fantasme obsédant, ce poème de la voyance, de la folie, de l’ivresse, de l’errance, du dérèglement de tous les sens, du rêve, de la liberté à conquérir, mais aussi du bonheur des mots a suscité, dans cet ouvrage collectif co-dirigé et réalisé par l’infatigable et inventif Giovanni Dotoli, tout l’intérêt de pas moins de 20 chercheurs de France, d’Italie, d’Espagne, du Japon et de Tunisie dont, bien sûr, en premier, le grand rimbaldien de Sorbonne Université Pierre Brunel et les chercheurs, non moins distingués, Arnaud Santilini (Université de Tours) et Mario Selvaggio (Université de Cagliari). A ceux-là s’ajoutent Marco Modensi, Michel Arouimi, Angels Santa, Encarnacion Medina Arjona, René Corona, Julien Salmon, Paola Ricciulli, Jacques Bienvenu, Anton Pauty, Yoshikazu Nakaji, René Boulanger, Jean-Pierre Heule, Nicolas Grenier, Charles Ficat, Lichao Zhu, Béchir Ouerhani et l’humble auteur de cette présentation. Tous ont interrogé cet inépuisable poème «littéralement et dans tous les sens» pour en extraire ce qu’il recèle de très fort et de très beau. Des poètes, des calligraphes (Lassaâd Metoui et Ghani Alani) et des peintres ont enrichi et agrémenté par leurs poèmes, calligraphies et peintures ce livre qui rendra de judicieux services aux étudiants en Lettres françaises ainsi qu’aux chercheurs sur la poésie de ce poète voyant, de ce météore sidérant à nul autre semblable.